Zone euro : la fin des illusions

« Au début de cette année, nous nagions dans l’optimisme et – s’il faut en croire notre Président – la crise était « derrière nous ». Les crédits à trois ans de la Banque centrale européenne (LTRO ou Longer Term Refinancing Operations) semblaient avoir calmé la vague de spéculation qui avait failli emporter l’euro au mois de novembre dernier. La BCE avait injecté 489 milliards d’euros en décembre et 530 à la fin du mois de février. Le Mécanisme européen de stabilité (MES), adossé à des plans de rigueur généralisés officialisés dans le Pacte budgétaire européen, était censé nous garantir contre un retour de la crise. Enfin, la question de la Grèce était apparemment réglée par la restructuration de la partie de sa dette détenue par des investisseurs privés.

Toutes ces illusions ont éclaté cette semaine. Les taux espagnols et italiens se sont à nouveau brutalement tendus à la suite de l’échec d’une vente de bons du trésor espagnols. Mercredi matin, les taux à dix ans sur la dette espagnole dépassaient 6%. Des rumeurs, entretenues par des membres de la BCE, les faisaient redescendre mercredi et jeudi à 5,8%. Mais, ce vendredi, ils étaient à nouveau à 5,99%. Les taux italiens à dix ans sont quant à eux à 5,50%, tandis que les taux à trois ans sont montés de plus de 1% cette semaine. Plus inquiétant encore : les primes des CDS, ces « assurances de crédits », montrent une ascension constante depuis deux semaines. L’Espagne a ainsi dépassé son précédent maximum, qui datait de décembre dernier.

Les LTRO n’ont pas donné les résultats escomptés. Cela se comprend si l’on prend en compte le doute croissant sur la capacité de l’Espagne et de l’Italie à rétablir tant leur solvabilité interne (la capacité à maintenir une dette stable et à en servir les intérêts) que leur solvabilité externe (la capacité du pays à rembourser les emprunts qu’il contracte pour payer son déficit de la balance commerciale).

Les banques espagnoles ont d’ailleurs dû emprunter à la BCE pour 316 milliards d’euros en mars, alors qu’elle n’avaient emprunté « que » 170 milliards en février. La perception de la qualité du crédit, qu’il soit public ou privé, se dégrade rapidement en Espagne.

En ce qui concerne l’Italie, une part croissante des investisseurs pense que ce pays devra restructurer sa dette avant la fin de l’année. Or, l’exemple de la Grèce, où les gouvernements avaient fait pression sur leurs banques pour qu’elles acceptent l’échange de titre à des conditions très défavorables, est encore frais dans toute les mémoires. Les banques sont donc de plus en plus réticentes non seulement à acheter des dettes nouvelles de l’Italie mais même à conserver les titres italiens qu’elles ont acquis dans leur portefeuille.

À cette situation s’ajoute une fuite des capitaux massive de l’Espagne et de l’Italie, que ce soit vers des pays considérés comme « sûrs » dans la zone euro (essentiellement l’Allemagne, les Pays-bas et le Luxembourg) ou vers l’extérieur de la zone (la Suisse, les États-Unis et, de plus en plus, les pays asiatiques). Depuis le 1er août 2011, ce ne sont pas moins de 155 milliards d’Euros qui ont quitté l’Espagne pour aller vers les pays « surs » de la zone Euro, dont 65 milliards rien que pour le mois de mars dernier. Cette fuite des capitaux nous indique la mesure de la défiance des investisseurs. Si l’on regarde maintenant la fuite des capitaux hors de la zone Euro, nous avons aussi la mesure de la défiance vis-à-vis de l’euro.

Si l’on ne tient compte que des mouvements à l’intérieur de la zone euro, on peut faire trois constatations :

– Le mouvement, qui a commencé au début de 2010 a connu un premier pic à la fin de la même année, s’est calmé par la suite, pour reprendre de manière continue et explosive depuis août 2011.

– Concentré au départ sur la Grèce, le Portugal et l’Irlande, il a vu la part de l’Espagne et de l’Italie se développer de manière spectaculaire depuis août 2011.

– Si les flux se sont toujours dirigés sur l’Allemagne, en proportion de la taille de cette économie, sa part comme receveur de ces flux tend à diminuer au profit des Pays-Bas, pays dont l’orthodoxie monétaire semble plus rassurer les investisseurs, mais aussi pays plus ouvert et d’ou on peut bien mieux – le cas échéant – faire glisser ses capitaux vers des paradis fiscaux…

Quelles sont alors les options pour la BCE ? Elle peut reprendre ses LTRO. Mais, on l’a déjà écrit, leur efficacité est désormais faible devant les inquiétudes que suscitent la solvabilité de l’Espagne et de l’Italie. Elle peut aussi reprendre ses achats de titres sur le marché secondaire. Mais, d’une part, elle a déjà acheté pour plus de 214 milliards de titres de dettes de pays en difficulté, ce qui pèse sur son bilan si l’on y ajoute les achats de dettes privés « toxiques » fait pour soulager les banques et les prêts consentis à ces dernières. D’autre part, cette politique rencontre désormais l’opposition de plus en plus nette non seulement des représentants allemands mais aussi des représentants néerlandais et finnois en son sein.

La démonstration est désormais faite que la politique monétaire ne peut à elle seule venir à bout de cette crise. Il faut, aussi, un volet de politique budgétaire, et non pas seulement sous la forme de politiques d’austérité mais de politiques de croissance. Il ne peut en effet y avoir de retour à la solvabilité, qui conditionne l’accès à la liquidité, pour les pays en détresse qu’à deux conditions (conjointes) : une forte croissance ou à une croissance modérée avec une forte inflation (il faut une croissance nominale du PIB de 5% à 6%) ; des transferts importants (à hauteur de 3% à 4% du PIB) de l’Allemagne vers les pays à problèmes (Grèce, Portugal, Espagne, Italie) pendant une période de 4 à 6 ans.

Si l’Allemagne est incontestablement prête à faire un geste en direction de la croissance, il ne sera pas à la hauteur de ce qui serait nécessaire, et l’on ne doit entretenir aucune illusion à ce sujet. Dès lors le Pacte budgétaire et le MES vont s’avérer des pièges redoutables dans lesquels les pays européens se seront d’eux-mêmes enfermés. Si l’on ne veut pas que cette crise emporte avec elle tous les acquis sociaux de ces cinquante dernières années et plonge l’Europe dans la misère et le désespoir, il ne nous reste que deux solutions : soit on peut renégocier en profondeur, et non à la marge, le Pacte budgétaire mais il convient de le faire sur la base de mesures unilatérales et en assumant le risque d’une rupture au sein des pays de la zone euro ; soit il faudra déconstruire cette dernière, et le plus vite sera le mieux.

Ni François Hollande, ni Nicolas Sarkozy ne sont prêts à l’une ou à l’autre de ces options. L’avenir de la France s’annonce donc fort sombre ».

Jacques Sapir, Marianne 2, le 14 avril 2012

A propos Olivier Demeulenaere

Olivier Demeulenaere, 58 ans Journaliste indépendant Macroéconomie Macrofinance Questions monétaires Matières premières
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11 commentaires pour Zone euro : la fin des illusions

  1. BA dit :

    Jacques Sapir est très lucide.

    Les mouvements de capitaux vont continuer à exploser, depuis les Etats européens du sud vers les Etats européens du nord.

    En clair : les détenteurs de capitaux vont continuer à transférer des millions d’euros des Etats européens du sud vers les Etats européens du nord.

    Tout ceci est expliqué par un simple graphique de Bloomberg, que Paul Jorion vient juste de commenter en langue française :

    « L’éclatement de la zone euro : l’instantané. »

    http://www.pauljorion.com/blog/?p=35925

    Cet article de Paul Jorion est tout simplement historique.

    L’article de Bloomberg dont il est tiré a pour titre : « Europe’s capital flight betrays currency’s fragility ».

    http://www.bloomberg.com/news/2012-04-12/europe-s-capital-flight-betrays-currency-s-fragility.html

    A la fin de son article, Paul Jorion écrit cette phrase très importante :

    « N.B. : La Suisse n’étant pas dans la zone euro, les mouvements de capitaux vers la Suisse n’apparaissent pas sur le graphique. »

    Cette phrase est très importante car elle montre du doigt un pays en-dehors de la zone euro : la Suisse.

    Un journaliste, Antoine Peillon, explique parfaitement la place prépondérante que la Suisse occupe pour les Français riches qui cachent leur argent.

    Entre 150 000 et 200 000 Français riches cachent leur argent dans des paradis fiscaux. Cela représente une somme de 260 milliards d’euros. Pour un tiers des Français qui cachent leur argent, la Suisse est leur destination. Ah, la Suisse …

    Regardez cette video de 8 minutes, qui est ahurissante :

    http://dai.ly/Hw4zME

    Conclusion :

    Le Titanic « ZONE EURO » coule. Les Européens riches quittent le navire.

    • njaisson dit :

      Les chiffres de l’ECB prouvent que les flux de capitaux ne vont pas du Sud vers le Nord mais du Nord vers le Sud via le jeu de vases communicant de l’eurosystem Target 2. En effet ce sont les prêts des pays du Nord qui permettent de financer les déficits des pays du Sud envers les pays du Nord du fait des mécanismes de refinancement des banques locales par leurs banques nationales, elles-mêmes refinancées par l’ECB. Celle-ci commencent tout juste à rétrécir les possibilités de collatéraliser la dette bancaire pour obtenir des liquidités banques centrales, afin de retrouver un équilibre à l’intérieur de l’eurosystem entre banques centrales excédentaires et déficitaires.Voir à ce sujet les chiffres de la Deutsche Bank: http://www.dbresearch.com/MAIL/DBR_INTERNET_EN-PROD/PROD0000000000287719.pdf
      Par ailleurs on fabule beaucoup sur ces fameux six cents milliards qui manqueraient à la France, mais comme dirait Bastiat, « ce que l’on ne voit pas est plus important que ce que l’on voit ». En l’occurrence il est plus facile de baver devant la supposée fortune exilée que devant les fortunes englouties par l’Etat du fait d’une politique fiscale spoliatrice qui prive les investisseurs privés de la possibilité de faire fructifier leur capital de façon productive en France.

      • tamtam doré dit :

        « Les chiffres de l’ECB prouvent que les flux de capitaux ne vont pas du Sud vers le Nord mais du Nord vers le Sud via le jeu de vases communicant de l’eurosystem Target 2. »

        Vous comparez 2 choses qui ne sont pas comparables: les flux d’argent public (Etats et banques centrales) d’un côté, d’argent privé (investisseurs) de l’autre…..

  2. Ping : Zone euro : la fin des illusions « Poètes Indignés "P.I"

  3. zorba44 dit :

    Bonjour,

    N’oublions pas un seul instant qu’il y a plusieurs types de fuite de capitaux : la triviale sous forme de valises (en gros), l’hypocrite telle que les sociétés-écran, et celle qui est du choix personnel de ne pas rester sur le navire qui coule. Au nom de quoi, en effet, un agent économique qu’il soit personne physique ou qu’il soit personne morale, devrait-il continuer la partie d’un jeu qui va à l’encontre de ses intérêts ? Ce n’est pas parce qu’une terre vous a vu naître ou que des investisseurs y ont placé des fonds d’entreprise qu’il faudrait envers et contre tout soutenir ce qui ne peut plus tenir.

    Ceci posé, dans l’histoire les capitaux (en flux) pas toujours les mêmes ont toujours eu des mouvements de balancier pour la simple raison que la nature a horreur du vide lorsque le niveau de l’incertitude est inférieur à l’intérêt (parfois décrit comme cupide, parfois comme entrepreneurial…)

    Oui l’Europe éclate, mais ce sera demain la Chine, les Etats-Unis… et on ne voit que, comme différence par rapport à l’histoire jusqu’à nos jours, que pas une seule éclaircie n’est franchement dessinée dans quelque pays qu’on envisage (on peut mourir quand les capitaux ressemblent au gavage des oies : la Suisse, bien entendu, peut en mourir).

    Avoir fait fi des différences européennes, avoir fait fi des équilibres budgétaires, avoir fait fi de tout et de rien, c’est cela qui sonne le glas de l’Europe mais pas d’elle seulement.

    Que deviendra tout cet argent créé, prêté, adossé, re-prêté, couvert, déprécié, abandonné (créances) ? Là, voilà là le grand vertige de l’effondrement et de la vacuité.

    Jean LENOIR

  4. BA dit :

    Lundi 16 avril 2012 :

    BOURSE/Tokyo : le Nikkei clôture en baisse de 1,74%, inquiétudes pour l’économie.

    Tokyo (awp/afp) – La Bourse de Tokyo a terminé la séance de lundi en nette baisse de 1,74%, les investisseurs s’inquiétant de la dette européenne, de la conjoncture mondiale en général et du renchérissement du yen.

    A la clôture, l’indice Nikkei 225 des valeurs vedettes a chuté de 167,35 points à 9470,64 points.

    L’indice élargi Topix de tous les titres du premier tableau a abandonné de son côté 1,43%, soit 11,65 points à 803,83 points.

    L’activité a été faible, avec 1,52 milliard d’actions échangées sur le premier marché.

    L’angoisse pour la dette européenne est progressivement revenue sur le marché, après une accalmie en début d’année consécutive à l’effacement d’une partie de la dette de la Grèce et de l’adoption d’un nouveau plan d’aide européen à ce pays très endetté.

    Mais c’est l’Espagne qui est désormais au centre de l’attention, le taux d’intérêt de ses emprunts obligataires à 10 ans frôlant les 6%, un niveau difficilement viable à terme d’autant que ce pays est en récession.

    (Dépêche AFP)

    Taux des obligations espagnoles à 10 ans : 6,139 %.

    http://www.bloomberg.com/quote/GSPG10YR:IND

  5. njaisson dit :

    @tamtam
    D’où vient l’argent privé, à votre avis? Dans l’eurosystem le financement des entreprises vient des banques. Tant que les banques auront le monopole du financement, il en sera toujours ainsi.

  6. njaisson dit :

    66% estiment que la Grèce devrait rester dans la zone euro mais adopter un plan alternatif de redressement économique tandis que 13,2% estiment que le pays devrait quitter la zone euro.
    http://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20120414trib000693541/sondages-les-grecs-rejettent-le-plan-de-l-ue-et-veulent-un-gouvernement-de-coalition.html

  7. njaisson dit :

    @TAMTAM
    the real economy is irrigated
    almost exclusively by bank lending as opposed to other
    forms of financing. The Italian banks have clearly
    improved liquidity, but their profitability has declined
    sharply over the past three years and will continue to be
    squeezed by the recapitalisation efforts required by the
    EBA and the Basel reforms.
    http://economic-research.bnpparibas.com/applis/www/recheco.nsf/ConjonctureByDateEN/15CFA51C2CE143B0C12579E20042744F/$File/C1204_A2.pdf?OpenElement

  8. njaisson dit :

    Les marchés se détendent en fonction des niveaux de Fibonacci.

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    Adding to this optimism was the welcome afforded by an auction of Spanish bills. Although the interest rates paid by Madrid jumped at the sale, traders seemed pleased that the auction raised more than its target of between €2bn and €3bn.
    But the euro then retreated again and was off 0.1 per cent at $1.3124 soon after the close of equity markets in New York.

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