Dette publique : « On croit à tort que les créanciers sont tout-puissants »

Interview d’Eric Toussaint par Samy Archimède (Le journal des Activités Sociales de l’énergie)

La dette n’est pas une fatalité, estime Éric Toussaint dans son dernier essai, « Le Système dette ». Alors que le Forum social mondial 2018 s’ouvre au Brésil, l’historien et porte-parole du CADTM international plaide pour un sursaut populaire face aux politiques sociales régressives imposées par les créanciers.

Au cours des deux derniers siècles, certains pays comme le Mexique, les États-Unis ou la Russie ont réussi à faire annuler leur dette. Quels enseignements peut-on en tirer ?

L’enseignement à en tirer, c’est qu’une attitude ferme de répudiation des dettes odieuses et illégitimes peut déboucher sur un succès important. En 1861, lorsque le Mexique a répudié une dette considérée comme odieuse, la France de Napoléon III a utilisé ce prétexte pour envoyer un corps expéditionnaire afin d’élargir son empire colonial. Mais la résistance du peuple mexicain a été victorieuse. À cette époque-là, les créanciers n’hésitaient pas à utiliser la force dans des interventions extérieures. Le Mexique a pourtant confirmé son acte de résistance en 1867 et en 1883.


La Russie a suivi la même voie il y a tout juste cent ans.

Oui. En février 1918, les soviets ont répudié une dette contractée par le tsar, notamment auprès de banques françaises comme le Crédit lyonnais qui tirait de la gestion des emprunts russes 30 % de ses revenus. C’était une demande populaire qui a provoqué la fureur de la France. Mais l’attitude très ferme des Soviétiques a été récompensée parce que les créanciers ont, l’un après l’autre, rétabli des relations avec les soviets et leur ont même octroyé des crédits commerciaux pour éviter de perdre ce marché important.


Il n’y a pas de fatalité dans la dette, dites-vous, mais il y a quand même des conditions qui rendent la rébellion plus difficile, comme dans le cas de la Grèce.

La Grèce n’a pas essayé de refuser sa dette et c’est son erreur, je dirais. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, plusieurs pays ont réussi à répudier leurs dettes. Comme la Chine en 1949 ou encore Cuba dix ans plus tard. Ce sont des actes très forts qu’il faut souligner. On croit, à tort, que les créanciers sont tout-puissants. On croit qu’Alexis Tsipras en 2015 n’avait pas d’autre choix que de signer un troisième mémorandum [mesures d’austérité accompagnant un nouveau prêt, ndlr]. En vérité, la Grèce aurait pu suspendre les paiements de sa dette car celle-ci était clairement odieuse et illégitime (voir notre interview de l’économiste Michel Husson en juin 2015).


Une attitude ferme peut-elle suffire à annuler tout ou partie d’une dette ?

Oui, on peut obliger les créanciers à faire des concessions très importantes. Après avoir suspendu le paiement d’une dette identifiée comme odieuse suite à un audit, il y a deux solutions : soit les créanciers font des concessions importantes conduisant à annuler 80 à 90 % de la dette ; soit l’État victime de ses créanciers doit être prêt à répudier cette dette de manière unilatérale en fondant cet acte souverain sur des arguments de droit.


Le problème, c’est que la dette et les politiques néolibérales qui l’accompagnent se fondent très souvent sur des relations de domination économique.

Il est clair que les créanciers mettent une pression très importante. Mais pour moi, ils sont responsables de leur œuvre : même si c’est l’État débiteur qui cherche à emprunter, aucun créancier n’est forcé de prêter. Et lorsqu’il le fait, c’est qu’il y trouve son intérêt. Il faut montrer aux créanciers que leur politique de prêts peut conduire à des violations de droits sociaux, économiques et humains. C’est à eux de payer ces conséquences.

Y a-t-il aujourd’hui des pays qui font de la résistance face à leurs créanciers ?

En 2008, le système bancaire de l’Islande, qui avait été privatisé quelques années auparavant par un gouvernement néolibéral, s’est effondré en même temps que Lehman Brothers et bien d’autres banques. Mais sous la pression populaire, le gouvernement a refusé d’indemniser la Grande-Bretagne et les Pays-Bas en considérant que les dettes réclamées par ces créanciers n’étaient pas légitimes. Au départ, c’est le peuple qui s’est rebellé contre son propre gouvernement, en manifestant jour après jour, en exigeant un référendum (voir notre article). Les Islandais ont ainsi obtenu l’annulation de leur dette. À la même époque, un audit de la dette de l’Équateur a été organisé. Là aussi, l’Équateur a affronté ses créanciers de manière victorieuse.


Les résistances islandaise et équatorienne n’ont pas fait tache d’huile ?

Non, aujourd’hui, aucun gouvernement ne fait vraiment de la résistance par rapport à ses créanciers. C’est inquiétant parce que les peuples souffrent du remboursement de la dette. Se soumettre aux exigences des créanciers, cela implique de très fortes réductions des dépenses sociales, la remise en cause de toute une série de droits en matière de retraites, d’allocations chômage, d’accès à la santé et à l’éducation ; et des privatisations. Bref, une panoplie de mesures néolibérales brutales qu’on applique à la Grèce, au Portugal, à l’Irlande, à l’Espagne et à des tas de pays en développement. Le peuple tunisien a renversé Ben Ali en 2011 mais les créanciers ont continué d’exiger un remboursement du nouveau pouvoir. Autre exemple : l’Égypte du dictateur Al-Sissi, dont la France est à la fois un important créancier et un fournisseur d’armes. La liste des peuples qui souffrent d’une dette odieuse est longue. Mais il ne faut pas baisser les bras. Il faut redoubler d’efforts pour que justice soit rendue aux peuples en annulant les dettes odieuses et illégitimes.

Pour aller plus loin
- « Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation », d’Éric Toussaint, Les liens qui libèrent, 2017.

CADTM.org, le 16 mars 2018

Source : Le journal des Activités Sociales de l’énergie

Voir aussi :

Comment les médias dominants manipulent le thème de la dette publique

Rappel :

Crise de la dette : La faillite est possible et nécessaire, l’Histoire nous le montre (F. Ruffin)

A propos Olivier Demeulenaere

Olivier Demeulenaere, 58 ans Journaliste indépendant Macroéconomie Macrofinance Questions monétaires Matières premières
Cet article, publié dans Actualités, Economie, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

14 commentaires pour Dette publique : « On croit à tort que les créanciers sont tout-puissants »

  1. Robert dit :

    La dette est le meilleur moyen d’asservissement des peuples. S’il y a un « management de la terreur » qui ne dit pas son nom, c’est celui-là ! Quant à faire annuler la dette, encore faudrait-il une classe politique qui ne soit pas vendue à la finance supranationale…

  2. xavib dit :

    C’est une question de volonté politique ; cette volonté ne peut venir que de la base, du nombre, car il n’y a rien à attendre de la Caste des Corrompus placée aux manettes par l’oligarchie financière.

  3. zorba44 dit :

    Traitez quelques banquiers à la façon islamiste et vous verrez tout rentrera dans l’ordre avec un appui populaire sans faille…

    Jean LENOIR

  4. brunoarf dit :

    2005 : par référendum, les électeurs néerlandais votent « non » à la constitution européenne.
    2016 : par référendum, les électeurs néerlandais votent « non » à l’accord d’association entre l’Union Européenne et l’Ukraine.

    Dans ces deux cas, les européistes ont bafoué le vote du peuple néerlandais.

    Dans ces deux cas, les européistes sont passés outre.

    Aujourd’hui, les européistes ont carrément décidé de supprimer les référendums aux Pays-Bas !

    La construction européenne est anti-sociale, anti-populaire, anti-démocratique. Elle doit être détruite.

    https://www.ouest-france.fr/europe/pays-bas/les-pays-bas-suppriment-le-referendum-5592281

  5. Richard dit :

    Il y a quelques siècles les monarques convoquaient les créanciers du pays pour leur dire qu’il n’y avait plus un sou en caisse et qu’ils allaient devoir faire une croix sur leur créance.
    Si les créanciers regimbaient on leur coupait la tête….

    Pourquoi est ce qu’on n’agit plus de cette manière aujourd’hui ? Aujourd’hui le monarque c’est le peuple !

    • zorba44 dit :

      Ce n’est pas ce que pense Jupiter …qui aime tant le pavillon de la Lanterne si justement nommé pour y suspendre un monarque récalcitrant !

      Jean LENOIR

    • Robert dit :

      Le monarque c’est le peuple ! Vous plaisantez ? Prenez connaissance des articles de ce blog…

    • luna rosa dit :

      C’est sûr….le peuple est tellement puissant qu’on le trucide à coups d’attentats « terroristes » fabriqués de toutes pièces !!

  6. Tiffauges dit :

    Répudier la dette odieuse, voila une idée qu’elle est bonne!
    La partie détenue par les Francais (via les fonds euros de leurs assurances vie ou leur epargne retraite ) entrainera une fois annulée la mise à zero de tous ces contrats (et la ruine des epargnants)
    La partie détenue par l’étranger entrainera une fois répudiée la colère de ces étrangers et surtout l’impossibilité future à obtenir de nouveaux prets pour maintenir notre niveau de vie. Du jour au lendemain plus de RSA, plus de retraites et de fonctionnaires payés. Un beau bordel en perspective……

    • zorba44 dit :

      Votre commentaire sarcastique est basique :

      * la répudiation de la dette, dans le contexte que nous connaissons, sera non française mais générale (par effet de domino)
      * l’histoire dément la colère dont vous parlez et regardez donc comment l’Islande est repartie et de belle manière.

      Seul un mougeon peut se laisser impressionner par votre analyse…

      Jean LENOIR

Ecrire un commentaire