Debout les filles ! (S. Despot)

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« Les contes de fées ont beaucoup à nous apprendre. Le rêve et la légende habillent souvent les réalités les plus féroces de la vie et nous aident à les accepter. Leur fantaisie recouvre une école de réalisme. L’abandon de la transmission spontanée, familiale, des contes traditionnels est l’une des causes du déphasage des générations nées dans la société industrielle et de leur besoin de plier le monde à leur vue, plutôt que d’ajuster leur dioptrie à la dimension du monde.

Pour ma part, je suis fasciné par les ramifications allégoriques du Petit Poucet de Perrault. Semez du pain sur vos pas, et vous êtes perdu. Semez des pierres, et vous retrouverez votre chemin. Et cætera. L’épisode de la maison de l’ogre et du subterfuge imaginé par le Petit Poucet pour éviter à sa fratrie d’être dévorée est si riche de symboles qu’on peut en tirer toute une philosophie politique. C’est ce que j’ai voulu esquisser dans le chapitre de Despotica intitulé « Les filles de l’Ogre ».

Pour mémoire : comme l’ogre était allé se coucher en promettant de les manger à son réveil, le petit Poucet, qui ne dormait pas, intervertit son bonnet et ceux de ses frères avec les couronnes des sept filles de l’ogre. Se levant affamé au milieu de la nuit, l’insatiable tâta les têtes des enfants endormis pour les distinguer dans le noir et égorgea ses sept princesses, les confondant avec les petits paysans.

A l’ombre du mangeur d’hommes

Nous sommes tous, ici en Europe, sous le toit de la maison de l’Ogre. Nous vivons sous la protection d’un système de pillage, d’exploitation et de mensonge comme la planète n’en a encore jamais vu. Comme le petit Poucet, nous avons dû choisir entre être dévorés sans délai par les loups (la nature ou les forces extérieures à l’Empire) et la sécurité provisoire d’une maison habitée, mais où nous sommes à terme destinés à la boucherie. Chez Perrault, notre jeune héros fait ce choix en connaissance de cause comptant que sa ruse ne lui servirait de rien face à des bêtes sauvages mais qu’elle pourrait le sauver face à un humain animé de pulsions élémentaires. A la seule condition de rester éveillé et de profiter du sommeil des autres.

Dans le dortoir où nous couchons, certains se prennent pour les filles de l’ogre. De fait, leur père les coiffe de couronnes royales, les nourrit de chair fraîche et leur permet de se faire les dents sur de petites proies. En échange de ce confort, les filles de l’ogre, tout comme leur mère, ferment les yeux sur le hideux trafic paternel. Lorsque le petit Poucet revient, en fin de compte, pour soutirer à l’épouse une rançon, celle-ci va tout donner « car cet Ogre ne laissait pas d’être fort bon mari, quoiqu’il mangeât les petits enfants ».

Un bon sommeil, une bonne chère et quelques marques d’affection, même machinales, éteignent le jugement moral. C’est une vérité biblique et universelle. Il faut en arriver aux dernières extrémités, au péril existentiel, pour oser s’insurger contre un père criminel. Le récent film de Pablo Trapero, El Clan, propose une saisissante illustration du mythe de l’ogre nourricier dans le contexte de l’Argentine d’après la dictature, où les anciens flics poursuivent leur besogne de kidnappeurs et de tortionnaires « dans le privé » pendant que bobonne prépare des ragoûts bien parfumés à la cuisine et que les enfants potassent leurs cours ou font carrière dans le sport. Dans ce récit fondé sur une histoire vraie, les proches sont disculpés par l’ignorance. Une ignorance à la fois impossible — comment ne pas voir les hommes cagoulés et menottés qu’on amène dans votre propre garage ? — et nécessaire pour continuer de vivre comme on l’a toujours fait. Il n’est pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir.

Où est l’ogre ?

Il n’y a pas d’ogre, me dites-vous ? J’exagère, peut-être ? C’est possible. Nous ne voyons pas les agissements de notre géniteur tant qu’il ne nous met pas sur le gril. Or voici que, de plus en plus, il se met à humer sa propre progéniture. On le comprend. Sa suprématie globale est contestée de toutes parts, son économie stagne, ses édifices financiers s’avèrent en papier mâché, ses utopies démocratiques se muent en dictature, ses dialogues sociaux se noient dans l’encens lacrymogène. Il rue, il mord, il ourdit de toutes parts. Dans l’urgence, il oublie de plus en plus de chausser ses gants. Sa voracité éclate au grand jour.

Vous ne le voyez toujours pas ? Ces derniers jours, pourtant, il nous offre un vrai feu d’artifice. Il renverse le Brésil, déstabilise le Venezuela, encourage la folie turque et accumule son dispositif de guerre nucléaire en Europe de l’Est, exposant ces pays au risque d’une vitrification préventive par la Russie menacée. Il prolonge l’état d’urgence en France sans donner de raisons, tout en le doublant du fameux article 49.3 qui légitime la dictature. En Suisse, il convie un imam rétrograde à « bénir » l’inauguration du nouveau tunnel du Gothard, en excluant de la fête les chrétiens protestants, et offre les ressources nationales en dot aux corporations apatrides. Appliquer les décisions votées en référendum par le peuple ? Il n’y songe même pas.

L’utilité de la provocation…

Dans cette orgie incestueuse de l’ogre avec ses propres enfants, l’intimidation morale joue le rôle du martinet et la peur de l’islam celle de l’aphrodisiaque. Allumant ma radio ces derniers jours, je suis tombé sur une femme musulmane, mais lucide et progressiste, réfutant calmement, une à une, les accusations d’islamophobie que le journaliste voulait absolument coller aux populations suisses et européennes. Cela m’a rappelé la difficulté qu’avait eue mon amie Durre S. Ahmed, professeur de gender studies à Lahore, à trouver un éditeur étranger pour ses travaux de séminaire sur la condition de la femme en islam. Il lui était pour ainsi dire plus aisé de publier ses recherches féministes au Pakistan que dans n’importe quel pays anglo-saxon !

L’alliance objective de nos élites avec les coupeurs de têtes du Golfe persique — le « Daech qui a réussi » — et l’imposition de l’obscurantisme wahhabite comme représentant quasi exclusif de l’islam face au reste du monde, instaure l’islamophobie et sa répression comme thème central et durable des rapports entre le pouvoir occidental et ses sujets. En plus du puits sans fond d’argent et de corruption qu’il représente pour ses bénéficiaires, l’axe Washington-Bruxelles-Riyad constitue un foyer permanent de scandale, et donc de tension. Grâce au travail inlassable des médias, le sens même du scandale est renversé. Ce n’est pas l’immoralité de cette alliance du point de vue des idéaux de démocratie et de liberté qui fait scandale, mais bien la réaction de nos populations à ses conséquences.

Cette révolte et ce rejet légitimes sont utilisées comme des armes de répression contre les populations occidentales elles-mêmes. Elles sont alimentées à la fois par des révolutions culturelles s’apparentant au viol des consciences et par l’imposition d’une migration islamique dont les sponsors arabes ne songent pas à accueillir le premier réfugié. Pourquoi le feraient-ils du reste ? Quel artilleur voudrait voir revenir les projectiles qu’il balance en territoire ennemi ?

…et la nécessité de l’anesthésie

Le lendemain matin, allumant la même radio, j’entendais tel ministre et député européen faire la promotion de son livre (que personne ne lira, sauf peut-être son attachée de presse) en clamant une fois de plus : « l’Europe ne marche pas ? C’est qu’il n’y a pas assez d’Europe ! » Chaque phrase était une prévarication. Quand il a prétendu que l’UE était le seul moyen de concurrencer les États-Unis plutôt que de s’y soumettre, j’ai failli lâcher mon volant. Oser affirmer cela au moment même où l’on impose le TAFTA pour transformer l’Europe en sous-marché colonial américain ! Le mensonge était colossal, soviétique — et comme dans l’URSS de jadis, il n’y avait personne en face pour le contrer.

Les journalistes autorisés à interviewer ces satrapes-là n’occupent qu’une fonction de faire-valoir. Leur complaisance face aux menteurs qui tiennent le couteau par le manche n’a d’égale que leur férocité à l’égard de ceux sur qui l’on pointe la lame. Ce sont des filles de l’Ogre, qui se contentent des couronnes qu’on met sur leurs têtes et des petits rongeurs qu’on leur jette pour s’aiguiser les quenottes. Le jour, elles gèrent l’industrie du sommeil collectif. La nuit, elles dorment du sommeil des justes. Oubliant que le petit Poucet, lui, ne dort pas et qu’il les observe.

A mesure que l’Ogre se déchaîne, les signes de réveil se multiplient. De plus en plus d’esprits, dans tous les domaines, ouvrent les yeux sur la réalité de leur conditionnement et découvrent la loi d’Orwell : quand on vous dit paix, pensez à la guerre, quand on vous parle de justice, c’est l’iniquité qu’on impose. L’état de veille dans une maison endormie est l’arme du Poucet et l’outil de sa libération. D’où ce besoin, chez l’Ogre, de nous maintenir dans le rêve de nos vieux partages et de nos vieilles peurs. Si nous pouvions voir l’unité de fond derrière tous les divers phénomènes qui nous assaillent, la ligne rouge de la rébellion contre le père criminel risquerait d’être franchie.

La conclusion ultime de toute cette fable est peut-être la plus difficile à concevoir : à savoir que toutes les oppositions que nous adoptons sans réfléchir (gauche-droite, christianisme-islam, démocratie-dictature, est-ouest, etc.) ne servent qu’à nous diviser et nous égarer face à un pouvoir élémentaire pour qui toutes ces catégories mentales ne sont que des instruments de manipulation ».

Slobodan Despot, ANTIPRESSE, le 22 mai 2016

via Arrêt sur Info

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A propos Olivier Demeulenaere

Olivier Demeulenaere, 58 ans Journaliste indépendant Macroéconomie Macrofinance Questions monétaires Matières premières
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6 commentaires pour Debout les filles ! (S. Despot)

  1. zorba44 dit :

    Autre version du Prince de Machiavel. Une poésie noire et mordante !

    Jean LENOIR

  2. ratuma dit :

    n’oubliez pas le chiffre « 7 »

  3. ratuma dit :

    Tafta et maintenant il y a Gopé – j’en perds mon latin

  4. Ping : Debout les filles ! (S. Despot) |

  5. Dzeninov dit :

    Correction au sujet des suisses et du tunnel du Gothard: sont conviés un imam, un abbé et un rabbin… Les athées ne sont pas oublies puisque quelqu un les représentent également…
    Les sources, toujours les sources….

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